ACTU TEXTES CV PORTFOLIO VAGUER POUR UN CAMBRIOLAGE AMOUREUX PILLARD @




    Braconner un bout d'espace et de temps pour que l'art puisse se faufiler là et là | Paul-Emmanuel Odin

    Il y a non pas une utopie mais une hétérotopie à la Michel Foucault, une pensée qui trace sa grande diagonale derrière tes oeuvres et si on n'aperçoit pas cette trame, ce rideau, cette nappe, cette densité d'où elles tirent leur forme alors on n'y comprend rien --- souvent ce n'est pas gênant de ne rien comprendre, hein, parce qu'après tout, l'art c'est aussi fait pour ne pas comprendre --- mais là, il y a d'abord avant les formes (sculptures surtout) autre chose, une vision politique, un regard, une vaste recherche et une expérimentation minutieuse qui frôle de très près l'analyse institutionnelle --- c'est-à-dire que la pensée, la création, c'est pas séparable du politique, du social et toi, tu viens des quartiers Nord de Marseille, c'est important pour toi de rappeler cela --- tu viens pas de la bourgeoisie --- et tu as fait sociologie --- tu auras une compréhension qui implique le bricolage entre amis, cette chose fondamentale que tu es plusieurs et que tu n'es pas seul --- en troisième année, tu étais avec toute une bande et c'était beaucoup des cinquièmes années qui sont donc partis après leur diplôme te laissant toi dans l'école --- ta bande à un moment n'était plus là --- heureusement avec eux, il y a eu partage, expérience et tout ça, c'est des documents et des documents --- et des analyses --- et des réflexions sur la vie dans une école d'art --- et tu t'es posé cette question de la collectivité, du collectif, du commun, de ce qui fait école avec les étudiants, les enseignants, l'administration et tout le tralala --- et de l'espace de l'école qui s'agrandit avec vos rêves, vos désirs, votre imagination quand le bâtiment ancien est encore là, à la place d'un projet avorté de construction d'une nouvelle école vers la Fondation Vasarely --- donc la création vitale est revenue et cette nouvelle école, vous l'avez créée vous malgré tout --- envers et contre tout sans autorisation dans l'ancienne école et ça infusait partout une vie autre une vie vivante dans toutes les articulations de ce grand organisme désorganisé --- et la relation avec tes amis artistes Arina Victor H. Maxime Victor M. est de celle qui déploie complicité complot à la Jacques Rivette c'est-à-dire qu'il faut une certaine clandestinité et un secret pour faire les choses --- comme ça vous ouvrez l'appartement vacant du concierge de l'école --- le suivant n'est pas encore nommé --- et vous vivez l'hétérotopie dans ce lieu secret --- tu racontes tout ça dans le mémoire de ton diplôme --- c'est pas un mémoire mais un voyage insensé et poétique qui s'appelle « un cambriolage amoureux » --- alors tu devras toujours retrouver cette part d'enfance de jeu de hasard d'interstices qui dérèglent les formes --- pour ton diplôme, tu auras mis de la terre dans toute une pièce pour que le jury joue à la pétanque --- et tu nous fais découvrir l'envers de l'école, l'école interdite de nuit — tout ce qu'il s'y passe, réunions, repas, sommeil, amour, création --- en secret --- et tester cette limite jour après jour --- le gardien nouveau venu sera-t-il complice ou viendra-t-il dénoncer à l'administration --- les écoles d'art ne sont-elles pas faites pour cela --- la création, comment supporte-t-elle un cadre institutionnel alors qu'elle subvertit toute institution et tout cadre --- parce qu'ils aiment beaucoup leurs outils, les artistes-bricoleurs sont des artistes de la multiplicité et de la coupure --- on les trouve toujours avec des petits bouts dispersés ou assemblés --- et c'est jamais en arrêt --- quand tu as travaillé à Castorama au rayon quincaillerie, tu t'es spécialisé en serrurerie, clefs et serrures --- plus de mystères pour ouvrir toutes les portes --- une immense fluidité est lâchée comme le sang rouge qui sort de l'ascenseur du Shining de Kubrick --- tu es en ce sens une sorte d'Arsène Lupin de l'art contemporain --- car tu as braconné un bout d'espace et de temps pour que l'art puisse se faufiler là et là --- et la façon dont tu scannes les murs pour en faire des impressions ou de la vidéo, c'est bien-sûr un geste de peinture où tu es là encore comme une figure emblématique, une sorte de Hans Richter de la vidéo du coup mais c'est plutôt comme un cambrioleur qui a besoin d'épier dans la matière le moindre creux derrière le mur afin de repérer où se trouve le butin --- et toi, ton butin n'est pas derrière le mur (aucun vol de ta part), il est dans le processus lui-même et dans les infimes vibrations --- mouvement unilatéral infini qui observe et enregistre l'incertain --- scruté comme un désert sans vent --- dîtes-moi, Matthieu m'aurait-il vidéographié la tête, l'histoire ? --- une ligne ou une chaîne ininterrompue comme ces colliers, immenses assemblages de bouts de fragments industriels, une espèce de paléontologie avec des matériaux de chantier --- et l'espèce d'audace à être à la fois dedans et dehors l'institution --- cette navette qui coud dans un sens puis dans l'autre et cet enfant qui change tout le temps les règles du jeu alors il s'assure des règles et les dérange.


    Paul-Emmanuel Odin, docteur et enseignant à l'école supérieure d'art d'Aix-en-Provence

    Extrait du catalogue Nouveaux Regards 2016











    Des espaces autres| Rosanna Tardif

    « L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble ?  »
    Georges Perec, Espèces d’espaces, 1974.

    La relation que nous entretenons avec l’espace, pensé sous toutes ses formes, anime l’exposition « Des espaces autres » proposée par Matthieu Bertéa à la galerie Artsphalte. Grâce à des compositions patiemment élaborées, l’artiste brouille les notions de limites, lesquelles ne sont arpentées que pour mieux partager une expérience sensorielle et sensuelle. “Des espaces autres” présente des lignes fluides ou des étirements de matières réalisés à l’aide d’un scanneur portable que Matthieu Bertéa transporte ici et là au fond de son sac à dos. Si Marseille est la ville qui l’a vue naître, l’artiste parcourt le monde dans une pratique solitaire, à l’affût de textures à numériser. Malgré les regards parfois intrigués des passants, la méthode isolée de l’artiste est immanquablement romantique.
    Sa malice demeure d’abord dans le détournement d’un objet de bureautique, au départ rudimentaire, pour l’utiliser à des fins de créations. Il illustre astucieusement un renouement avec le geste artistique, voire artisanal, au temps de l’ère digitale. Et d’ailleurs, l’artiste touche. Le scanneur engage son corps en l’obligeant à se déplacer, à se courber ou à s’étirer et le pousse à caresser d’un geste son sujet, jusqu’à en épouser parfois le volume. Voici donc toute une gestuelle qui implique le contact, avant que l’artiste s’en aille en emportant avec lui, l’image aplanie de l’objet convoité. Enfin, puisque le scanneur lui permet de prélever des échantillons de toute sorte de choses — qu’il s’agisse d’une roche, d’un arbre, d’un mur ou autres — Matthieu Bertéa a aussi quelque chose de l’ordre de l’explorateur, comme ce scientifique qui ne s’intéresse au monde que par le biais des formes ou des matières. Il serait donc aventureux de décrire les visuels de l’exposition, car on ne saurait dire si l’on se trouve dans le macro-environnement ou aux tréfonds d’une chose organique ou non. À l’égard des images scientifiques issues des satellites en orbite ou des microscopes, le signal saute parfois de part et d’autre de l’image. Les matières se déploient en alternant des effets de transparence ou d’opacité, de substances granuleuses ou liquides, aériennes ou laviques, douces ou tranchantes. Quant aux formes, elles semblent capables de se mouvoir de manière autonome tout en libérant une énergie contenue et implosive. Elles prennent le contrôle et décident du format de l’image afin de mieux satisfaire leurs besoins d’étendues. Des entrelacs s’échappent, contaminent et circulent librement sur un fond sombre ou aveuglant qu’ils dominent. Par instant, ceux-ci se dessinent de façon aléatoire telles des particules électriques sans éléments conducteurs ou comme un liquide susceptible de coaguler. Mais les œuvres exhibent aussi des couleurs vibrantes qui alternent le flou et le net, parfois feutrées et parfois émaillées. Leurs effets sont propices à stimuler les nerfs et réveillent les quelques bribes de sens enfouis par la mémoire d’un ailleurs, à l’égard d’un crissement de sable ou d’un craquement de bois, du ressenti métallique du minéral ou de l’humidité fraiche de la terre.
    Avec des “Espaces autres”, Matthieu Bertéa réussit à élaborer un espace vide de signes pour ne donner forme qu’à des sensations et leur rendre leur volume : le scanneur n’offre pas l’image d’un souvenir, mais le souvenir de l’esthésie. Matthieu Bertéa crée des hétérotopies, ou autrement dit, « un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l’espace réel » [1]. La carte par exemple, seule pièce reconnaissable de l’exposition, n’est qu’un plan rétréci du monde, qu’un condensé de l’ailleurs et donc, de là où je ne suis pas. Aussi, et comme le remarquait Georges Perec, il demeure difficile d’imaginer un lieu sans objets pour le délimiter. Notre regard ne peut que balayer de gauche à droite, d’avant en arrière, sur des objets définis pour pouvoir construire un espace et retranscrire une illusion de relief. Pourtant, ce qu’il y a de déroutant avec les travaux de Matthieu Bertéa, c’est qu’il détourne ces pièges. Les limites ne sont que des alliées ou des compagnes de jeu. L’espace devient alors un doute. Il ne peut être ni accumulé ni conquis, mais le monde est « retrouvaille d’un sens, perception d’une écriture terrestre, d’une géographie dont nous avons oublié que nous sommes les auteurs. » [2]
    Par un regard plus simple et poétique, Matthieu Bertéa modèle les environs et offre un point de vue différent sur le monde. Son flegme naïf est déconcertant tant il nous renvoie à notre perception si biaisée, si petite, de l’espace. “Des espaces autres” permet non pas de voir notre environnement comme un non-sens, sans haut ni bas, mais permet de prendre conscience de sa porosité, de sa malléabilité ou de ses tensions et par voie de conséquences, de ses possibilités et sensibilités haptiques. Aussi bien sûr, le scanneur portable joue un rôle dans ces effets, mais reste à savoir dans quelle mesure, d’un point de vue autant factuel que philosophique. | Rosanna Tardif

    [1] Georges Perec, Espèces d’espaces, Galilée, 2017
    [2] Michel Foucault, Des espaces autres. Hétérotopies.[Conférence], 1967.




    F(EUX) Etincelle, Pleins feux, Braises - Bénédicte Chevallier

    Matthieu Bertéa observe la question des limites en aménageant une hétérotopie comme condition d’apparition de son travail. Il n’y a pas « d’à côté » à la représentation, pas de marge, pas de off, pas de coulisses. Tout est là. Pour de vrai et entier. On pense que ça va commencer mais ça a déjà commencé et on fait déjà partie de la matrice. Matthieu Bertéa y fait feu de tout bois. Dans ce système, il se situe artistiquement par son intransigeance, parce qu’il ne concède pas que quelque chose se dérobe. Tout est alors matière. Il n’y a pourtant aucun rapport de force, aucun piège, juste une conscience tendue, à portée de main. Au bout de cette main justement, il manipule un scanner embarqué. Des yeux dans la main. Il absorbe du réel, par des gestes directs. Ce travail d’empreinte fait suite à sa pratique de peinture. Avec sa radicalité, il a logiquement troqué ses rouleaux à peindre pour un outil médium, voire médiumnique. Ce travail de glisse, sous la forme d’un prélèvement par un rai de lumière, s’apparente à une dérive sans destination. Le glanage n’a pas de limites puisque le butin, numérique, relève d’un braconnage habile qui ne lèse aucun propriétaire. Ainsi désamorce-t-il et déjoue-t-il interdits et obstacles, accumulant, cataloguant, et expérimentant images, gestes et situations. Cette liberté de circuler, d’observer, de prélever, Matthieu Bertéa ne saurait se l’approprier sans compromettre sa conscience artistique. En tant que fils unique, il compte depuis toujours avec les autres. Eux, justement. (Eux), dans cette dynamique, ce sont le couple de mécènes qui l’invite, les artistes complices depuis l’école d’art, la famille, les amis, ceux qui dans ce mouvement ont une place, prennent une place, tiennent une place. Cette communauté ne forme pas une solution miscible, qui par une dynamique, viendrait épaissir son travail. Il s’agit plutôt de biotopes compatibles qui se complexifient en se nourrissant mutuellement. Sans le « leadership discret » de Matthieu Bertéa, ce qui s’apparente à un syncrétisme ne serait pas. Ses affinités avec le foot en sus. Vous entrez dans le travail de Matthieu Bertéa par le foyer. Celui qui fait feu, celui qui fait famille et celui qui fait converger autant que rayonner la lumière.

    Bénédicte Chevallier, directrice de Mécènes de Sud, TGV 7822 du 31 juillet 2018




    Le cambriolage amoureux - Rosanna Tardif

    Le travail de Matthieu Bertea brouille les limites des connaissances à propos de certains médiums et anime une réflexion sur le rapport que nous entretenons avec la notion d’espace. L’espace public, privé, collectif ou individuel, infiniment grand ou petit est traversé, habité et manipulé par le regard amoureux d’une ombre féline, par le geste délicat d’un cambrioleur habillé de noir.

    Espace et frontières | Ce qu’il y a de fascinant avec les mots, c’est qu’ils remettent souvent en doute les définitions qu’on a d’eux. Ainsi, si nous prenons le mot « espace », n’imagine-t-on pas de prime abord, une étendue, quelle qu’elle soit, toujours limitée ? Et pourtant, on sait que ce mot signifie tout autant un lieu indéfini ou infini, à l’image de l’univers et du vide. L’artiste Matthieu Bertea ne fait pas de dichotomie. Il peut dès lors, toucher, arranger, emprunter, transporter, remanier, et étirer l’espace.
    Sa démarche questionne la pertinence de l’existence d’une frontière puisqu’il joue avec ses contours. Beaucoup d’artistes orientent leurs travaux autour du thème de frontière pour des raisons en général, sociales ou politiques. Mais la frontière apparaît plutôt comme une ennemie à laquelle il faut se heurter alors que Matthieu Bertea semble faire d’elle une alliée, une compagne de jeu. Qui par exemple, ne suffoquerait pas à la simple évocation d’un labyrinthe ? Or ce qu’il y a de déroutant, c’est qu’on imagine bien l’artiste en question se saisir des lignes de ce piège afin de les déplacer, de les agrandir, les arrondir, les trouer ou les peindre en bleu. Bref, en faire ce que bon lui semble, à l’égard de ces lieux interdits d’accès dans lesquels il pénètre. Les formes, leurs contours et leurs matières se retrouvent à l’image d’une pâte à modeler entre les doigts d’un enfant. Comme lorsqu’il transporte du sable pour lui changer son rôle initial et qu’il le dépose dans une salle de classe pour la transformer en Terrain de pétanque. D’une part, le sable a été déplacé de son lieu d’origine et d’autre part, le montage de l’œuvre a demandé un travail collectif, transformant certains de ses amis artistes en ouvriers de chantiers et en joueurs. À la fois unique et multiple, la notion de frontière s’applique aussi à l’individu et, non pas à son identité, mais à ses identités. Ce qui explique sans doute les références de l’artiste à l’auteur portugais Fernando Pessoa, comme avec l’œuvre Eau et Gaz : « Il traverse tous les mystères et n’en connait cependant aucun, car il en connait l’illusion et la loi. Il ne prend plusieurs formes que pour se nier lui-même en elles et par elles, car comme son passage ne laisse aucune piste en ligne droite, il peut cesser d’être ce qu’il a été puisqu’il ne l’a pas véritablement été. Il quitte le serpent de l’Éden comme une mue, il quitte Saturne et Satan comme une mue, toutes les formes qu’il prend ne sont qu’une mue. [1] » Dès lors et bien que d’une finesse inouïe par sa simplicité, l’œuvre de Matthieu Bertea semble somme toute, indiquer que tout est possible.
    L’horizon, par exemple, bien qu’inatteignable, se penche avec “ Là ”. Il pivote comme dans un rêve et une forme rectangulaire et noire se dresse droite au centre de l’image. Elle évoque une mystérieuse porte qui se balade de paysage en paysage, lesquels sont résolument obliques. Filmer et photographier, rien dans “ là ” n’est anxiogène. Le noir et blanc et le graphisme des scènes évoquent un calme à l’image des “Marines” de Sugimoto Hiroshi. Mais est ce réellement le paysage ou nous, qui sommes de travers ? “Là” illustre une autre façon de regarder l’espace qui nous entoure.

    Vaguer | Tracés d’ondes sonores rythmés par la ville ou par un battement de cœur ; tracés d’un houlographe à l’image d’une vague et régis par les lois de pression, de rugosité et de surface, ou tracés de sismographe, machine ô combien romantique, capable de mesurer les accélérations des mouvements de la Terre ? Les lignes fluides ou les étirements de matière de la série “ vaguer ” sont autonomes et libèrent une énergie continue. Elles contrôlent le format de l’image afin de mieux satisfaire leurs besoins d’étendues. Elles circulent librement et forment des entrelacs à l’intérieur d’un fond sombre qu’elles dominent. Leurs couleurs, alternent le flou et le net, vibrent et exigent la contemplation. La douceur du rendu exprime à la fois le geste qui fut lent et celui qui renferme une expérience maîtrisée. Une espèce de dualité est donc à relever ici, car les formes se déplacent et se confrontent. Elles seraient devenues comme l’eau capable de se faufiler par un chemin et capable de s’échapper d’un espace réprimant. Pourtant, la pratique résulte d’une manipulation contrôlée. Et c’est un peu comme un nom au bout de la langue qui ne vient pas, on reconnaît sans reconnaître l’image que l’on a en face de soi, parce que les formes qui sont habituellement délimitées sont ici, autres. À l’aide d’un scanneur portatif, Matthieu Bertea prélève des échantillons d’objets prédéfinis, comme du mobilier urbain, des voitures, un grillage, du bitume, etc. Les images peuvent parfois être agencées entre elles afin de former un nouvel espace et elles sont tirées sur du papier ou des bâches donnant cet aspect de longueur.
    Outre l’idée selon laquelle, Matthieu Bertea conditionne un volume à une image plane, tout en étirant la matière même de l’objet, le scanneur oblige l’opérateur à toucher, à renouer avec le geste et à se saisir d’un détail. Lorsque dans son essai, Peinture. Photographie. Film.[2], de 1925, László Moholy-Nagy rapprochait l’appareil photographique du télescope et des radiographies, il réalisait un éloge de tout appareil de reproduction. Et il serait intéressant de comparer ces deux frères que sont la photographie et le scanneur, nés des recherches autour de la lumière, au prisme du numérique et des nouvelles technologies. À l’heure de Photoshop, le débat autour de la photographie s’épuise au point de ressortir encore et encore les mêmes questions ancestrales. En effet, bien qu’aujourd’hui on parle de « post-photographie », l’image a toujours été susceptible d’être trafiquée. Soit en étant mise en scène soit en subissant des retouches directement sur le verre, le film et aujourd’hui… sur l’écran. D’où le fait que le débat autour de la post-photographie ne donne à mon sens, rien de nouveau. En revanche, le scanneur reste le grand absent des réflexions critiques et cela sans doute en raison de la rareté de son utilisation à des fins artistiques. Mais la pratique de Matthieu Bertea permettrait d’apporter des angles innovateurs, car cette fois, l’outil contraint l’artiste à se trouver sur le lieu et à s’approcher jusqu’à toucher son sujet.
    Voici donc un appareil de reproduction qui ne tolère pas la prise de distance et oblige l’opérateur à engager son corps dans l’espace. Or plus qu’un engagement, le geste de l’opérateur est obligé d’épouser la forme de l’objet à scanner. La main glisse et le corps se courbe tel un skateur qui tient au bout de ses pieds, l’électricité de la ville. Un sport qui, on le rappelle, est né de surfeurs qui ne se sont pas laissés assujettir par le temps. D’ailleurs, ils ont fini par ne plus se satisfaire de l’asphalte non plus, et ont glissé sur du mobilier urbain ou sont entrés dans des propriétés privées afin de toujours mieux défier les lois de la pesanteur. Du reste et contrairement aux autres arts urbains, Matthieu Bertea n’ajoute pas de la matière à la ville comme les graffeurs. Il prélève une image de l’objet et transporte celle-ci dans un ailleurs, tel un cambrioleur.

    Mes courbes ne sont pas folles (H. Matisse) | Le rendu du scanneur pourrait également flirter avec des théories plus lointaines et d’origine plus manuelle qu’automatique. La simplification des formes et le tirage prenant l’apparence décorative d’un tissu, ne restent pas sans faire appel à l’art d’Henri Matisse qui, bloqué dans son lit et malgré sa cécité, créa des découpages de papiers colorés. Les ciseaux ont remplacé les pinceaux. S’agit-il donc simplement de changer de médium pour toujours repousser les limites de l’art ? Si on évoque cette anecdote aux allures de légende, c’est parce que les œuvres de Matthieu Bertea modèlent les espaces et offrent un point de vue différent sur le monde. Un regard plus simple et plus poétique. Matthieu Bertea, donne une existence physique à des lieux imaginaires : il crée des lieux hétérotopiques. Mais son flegme naïf est déconcertant tant il nous renvoie à notre perception si biaisée, si petite, des mouvements et de l’espace. Ne reste plus qu’à surmonter les pensées sclérosées et à imaginer un temps qui pourrait se voler et se suspendre.

    Rosanna Tardif, critique et historienne de la photographie contemporaine, Artsphalte - 2017

    Source : https://artsphalte.wordpress.com/2017/02/27/clin-doeil-le-cambriolage-amoureux-de-matthieu-bertea/




    Interview pour le journal argentin El Carretero

    L’artiste Matthieu Bertea nous parle de sa résidence artistique itinérante en scanner portable sur 6600 km en Argentine, à l’occasion de l’exposition VAGAR à l’Alliance Française. Inaugurée le 5 novembre et visible jusqu’au 5 décembre, les travaux de l’artiste qui a parcouru le pays en passant par Ushuaïa, Mendoza, Córdoba et Rosario nous font voir la nature sous un autre angle, celui de la scanographie. Diplômé des beaux-arts d’Aix-en-Provence, cette technique s’est imposée dans le travail de l’artiste, qui y voit une façon de se connecter avec le lieu et les énergies qui le régissent. Rencontre avec un artiste surprenant et authentique.

    VAGAR, c’est l’histoire d’un voyage, d’un road-trip avec un scanner portatif sur 6600 kilomètres où vous parcourez l’Argentine en passant par Ushuaia, Mendoza, Córdoba et Rosario et Buenos Aires. Vous présentez ce projet dans le cadre de la BIM, la Bienal de la Imagen en Movimiento qui aura lieu au mois de novembre, et en voyant les premiers résultats de cette expérience, on a le sentiment que vous entrez dans quelque chose de plus organique et de plus abstrait par rapport à vos œuvres précédentes. Comment qualifieriez-vous ce voyage, en quelques mots ?

    Je dirais…multiple. Il y avait un rapport très authentique au monde extérieur, surtout à Ushuaïa au début du voyage, parce que j’arrivais dans un lieu aux paysages que je ne connaissais pas. Les relations avec les gens ont été très riches parce qu’elles étaient souvent hasardeuses. On peut dire que le hasard est essentiel dans mon travail. Comme je suis arrivé sans itinéraire précis et que je suis toujours accompagné de mon scanner, je me fondais dans le paysage pour en faire une expérience du lieu.

    Comment ce projet est-il né ?

    J’ai répondu à l’invitation de Caroline Coll, directrice culturelle de l’Alliance Française et commissaire de cette exposition. J’ai fait escale dans toutes les Alliances des villes où j’ai été, ce qui m’a permis de faire beaucoup de rencontres. VAGAR, c’est la traduction du mot “vaguer”, c’est un mot qui signifie “aller ça et là sans se fixer d’un côté à l’autre” et je choisis de faire l’expérience de cette errance.

    Dans certaines images, on voit que vous avez beaucoup travaillé au contact des éléments bruts, comme le bois, la pierre, les plantes et certaines formes et couleurs traditionnelles andines. Comment expliquez-vous ce parti-pris ?

    Oui c’est vrai. C’était un voyage dans des endroits que je ne connaissais pas, j’étais dans un état de découverte permanente face à ce qui m’entourait. J’ai travaillé d’une façon très sensorielle, c’était une approche intuitive et pas du tout analytique face à cet environnement. Avec le scanner, je ne vois pas instantanément ce que je fais et je ne retouche presque pas les images que j’obtiens. Cela me permet d’être plus attentif, de regarder, d’observer. Ensuite, je fais l’expérience tactile de ces matériaux. Les éléments bruts se suffisaient à eux-mêmes et j’étais émerveillé par les paysages que je voyais, alors j’ai utilisé les matières qui les composent.

    Dans ce projet comme dans les précédents tels que « Nos otros », « Destrússi » ou « Le complexe du paillasson » par exemple, vous utilisez un procédé bien particulier que l’on retrouve dans les légendes de vos travaux et qui s’appelle la « scanographie ». En quoi cela consiste-t-il ?

    Lorsque je suis parti en échange ERASMUS, j’ai acheté un scanner portable dans le but de pouvoir scanner mes dessins, je ne l’ai pas du tout acheté dans le but d’en faire un outil d’expérimentation et de création. Un jour, en scannant un dessin, j’ai aussi scanné un morceau de la table avec et j’ai trouvé que ça pouvait être intéressant de travailler sur les matières qui m’entouraient. C’est un objet qui mesure 25 cm de long et qui numérise une ligne de 21,7cm. Il fonctionne avec des piles et est équipé de petites roues qui scannent la surface que l’on parcoure. Il est devenu un compagnon de route que j’ai toujours avec moi et qui me permet de créer des liens avec les endroits et les personnes. Parfois, ça arrive que des personnes viennent me voir et me questionner lorsque je travaille, ça créé un contact qui n’aurait pas existé sans cette démarche. Cette technique permet d’avoir une approche très manuelle du monde, approche que j’avais déjà avant et qui va dans la continuité de ma pratique. Plus jeune, je peignais au rouleau et je sculptais au moyen de moulages et de prises d’empreintes. Je m’appuie sur ma main droite qui est comme un pilier qui me stabilise lorsque ma main gauche scanne. J’aime sentir les vibrations du scanner dans ma main, il y a un transfert d’énergie qui s’effectue. D’autant que je ne vois pas directement ce que je scanne. Je ne découvre le résultat qu’après, lorsque je transfère les fichiers de la carte SD à l’ordinateur. J’essaye de sentir plutôt que voir, ou alors de voir avec les mains.

    Vous liez cette technique à d’autres médiums tels que la performance, la vidéo et l’écriture. Vous écrivez, dans une lettre d’appel à vos amis argentins pour réaliser l’autoportrait collectif « Nos otros », l’extrait suivant : « Depuis que je suis en résidence à la Ira de Dios, j’ai pour habitude de vivre et dormir dans l’espace d’atelier. Cela avec ou sans autorisation, peu m’importe. L’important étant d’être là. C’est un procédé de révolution silencieuse et quotidienne, que j’ai déjà expérimenté dans mon école d’art afin d’entrer dans une relation intime et sincère avec le lieu. Une relation basée sur une notion de contact, proche et amoureux. Parce que je ne veux pas faire de distinction qualitative entre les lieux, les matériaux et les personnes qui les habitent. Sans ordres, sens ou frontières, cette installation sera pour moi un moyen de les confondre concrètement. » Mais la condition première à la création semble être pour vous le lieu avant tout médium. Comment pensez-vous votre rapport à l’espace ?

    Alors, il y a beaucoup de choses ici. À l’école, pendant près d’un an, j’ai vécu dans l’atelier avec des amis étudiants. Nous n’avions pas le droit de le faire. Nous avons cherché à sortir du cadre de l’institution scolaire et surtout nous avons voulu créer des liens différents par rapport à de simples relations étudiantes. J’en ai finalement fait le sujet de mon mémoire qui s’appelle “Pour un cambriolage amoureux”. Il faut parfois enfreindre et négocier les règles, sinon le travail artistique n’a plus lieu d’être, on n’est pas artiste seulement de 8h à 18h. On n’est pas seulement des producteurs d’objets d’art. Cette démarche, que j’ai réitérée ensuite lors de la résidence à la Ira de Dios en 2017, c’était surtout pour pouvoir être in-situ, dans un contexte nocturne, dans le calme et le silence. Il y a quelque chose à voir avec la nuit, c’est un moment plus libre. J’ai besoin de pouvoir me connecter avec le lieu pour pouvoir créer ensuite. Le scanner est comme un pont entre le lieu et moi.

    Ce n’est pas la première fois que vous exposez à Buenos Aires, vous avez notamment été très présent en 2017 à la Ira de Dios et au Centre Culturel Recoleta pour la Biennale de Performance. Le lieu, mais aussi la langue, apparaissent dans certaines de vos œuvres. Comment expliquez-vous ce lien artistique que vous construisez, ici, en Argentine ?

    J’ai toujours eu une attirance pour cette région du monde. C’est lié au football, je viens de Marseille, mais aussi aux nombreuses origines qui composent ma famille. J’ai des racines corses, espagnoles, italiennes, arméniennes, c’est très similaire au contexte migratoire argentin de la première moitié du XXème siècle. J’ai aussi une curiosité pour les artistes ayant vécu ou travailler entre la France et l’Argentine. Quand je suis parti en Allemagne en échange, j’étais aussi dans une démarche de découvrir où je me sentais bien, et même si j’ai aimé ce séjour, j’ai senti que le nord ne me correspondaient pas pour vivre. Je me sens mieux dans des cultures du sud, où les gens sont plus avenants. Je retrouve ça ici. J’ai eu l’opportunité, grâce à un programme d’échange d’artistes français et latino-américains à Marseille qui s’appelle “Dos Mares”, de partir en résidence artistique à Buenos Aires en 2017, à la Ira de Dios. J’apprends la langue de façon empirique, je n’aime pas tellement l’apprentissage académique dans les livres. Quand je suis revenu pour VAGAR, c’était un peu dur au début mais là ça va mieux, j’observe et j’écoute les autres parler et puis je répète, ça me semble plus formateur. C’est une façon de se connecter avec la culture argentine qui a sa propre langue, ses particularités et sa poésie.

    Parmi vos références, on trouve l’artiste argentin Alberto Greco, le performer américain Chris Burden ou encore le poète portugais Fernando Pessoa, et comme référence française, Zinédine Zidane ! En quoi ce joueur, et peut-être plus largement le football, vous inspirent-t-il ?

    Alors oui, je n’aime pas citer uniquement des artistes, il n’y a pas que des artistes qui peuvent nous inspirer. Zidane, c’est parce que j’ai joué pendant douze ans dans le même club que lui, le SO Septèmes, de mes 6 ans à mes 18 ans. Là-bas, ce n’est pas seulement un sportif, c’est un symbole social, un symbole économique, un symbole politique. Il est aussi important que peut l’être Maradona ici. Je jouais au poste d’avant-centre et c’est une position qui m’a beaucoup appris et qui m’a accompagnée dans ma construction personnelle. C’est la finalité du travail de toute l’équipe et c’est une sensation très particulière d’être celui qui marque les buts, parce qu’on est responsable au même moment d’une explosion de joie et d’une immense tristesse. Ce sport m’a beaucoup appris sur le contact avec les autres et sur le travail d’équipe. J’ai dû arrêter à 18 ans, à la suite d’une maladie. Ça a été un gros changement pour moi, j’ai ressenti le besoin de remplir mon esprit après avoir été très axé sur mon corps. J’ai étudié la sociologie, été vendeur dans un magasin de bricolage et étudié à l’École Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence (ESAAIX). Je ne sais pas si j’aurais eu le même parcours si je n’avais pas dû arrêter le football.

    Nous terminerons sur une question simple, quels sont vos projets artistiques pour le futur ?

    Je travaille sur l’écriture d’un livre artistique pour théoriser ma pratique. Évidemment, le scanner ne fait pas l’objet de beaucoup de travaux écrits et quand j’ai commencé, j’étais un peu perdu de ce point de vue là. Aujourd’hui, j’ai envie de me concentrer sur l’édition et l’écriture de ce livre.