Vues de l'Usine Pillard | Marseille
L’association collégiale les 8 Pillards s’est formée au printemps 2019, autour et à partir d’un lieu, de structures et d’individu.es. Ensemble iels réhabilitent entièrement l’ancienne usine de métallurgie Pillard, située dans le quartier Bon Secours à Marseille (14° arr.) pour en faire un lieu de création, de production et de vie. Composée d’une soixantaine d’acteur.ices, dans le domaine des arts visuels, plastiques, scéniques, de l’architecture, du design ou encore de l’urbanisme, les Pillard.e.s représentent une communauté de travail inspirée, expérimentent des pratiques urbaines en réponse aux défis environnementaux et témoignent de manière plurielle ce que signifie aujourd’hui être artiste, artisan.e ou architecte.
Chaque entité développe et singularise son activité propre au côté des autres résident.es, croise et partage ses compétences et ses expériences et initie de nouvelles propositions hybrides.
Par l’écoute, en mutualisant désirs, temps, fragilités et savoirs-faire, iels inventent au quotidien le fonctionnement des 8 Pillards, son «genius loci» son avenir et ses interactions avec son environnement.
Riche de leurs sensibilités multiples et inhabituelles, iels croient en un monde nourri d’imagination, fabriqué par l’expérimentation collective et l’échange. Iels cultivent des espaces potentiels et une pluralité de manières de faire où le foisonnement, la différence, l’attention et le droit à l’erreur deviennent des terreaux propices à l’épanouissement de chacun.e.
Cette communauté, organisée/installée en/dans huit ateliers, est composée de:
- À PLOMB’ composée des artistes plasticien.ne.s : Matthieu Bertéa, Claire Camous, Thomas Molles, Alexandra Petracchi, Émilie Rossi et Thomas Savelli
- Le Bureau des Guides GR13 et Francis Ruggirello
- Cabanon Vertical
- Collectif ETC et La Cale
- F.A.I.R.E (Fabrique Artisanale et Imaginative de Réalisations Eclectiques)
- Ahram Lee et Jérémy Laffon
- Catherine Melin et Geun Young Hwang
- Le Groupe Artistique Les Pas Perdus constitué des artistes plasticiens Nicolas Barthélémy, Guy-André Lagesse et Jérôme Rigaut.
- En Chantier
Foncièrement commun :
Foncièrement commun est une initiative portée par l’antenne marseillaise de l’Assemblée des Communs à laquelle contribuent les membres des 8 Pillards. Cette initiative comporte à la fois des rencontres entre acteurs du territoire marseillais et une série de podcasts diffusés sur radio Grenouille dans l’émission Droit dans vos Bottes le troisième samedi du mois. Son but est de rendre partageables les enjeux, les connaissances et retours d’expériences de collectifs qui occupent et font vivre des lieux auparavant désaffectés. En faisant revivre ces espaces, en y inventant de nouveaux usages et de nouveaux liens avec le territoire, ils contribuent à transformer la ville en s’appuyant sur ses singularités. Chacun des collectifs, dont les origines et les objectifs recherchés sont autant divers qu’ils sont nombreux, ont aussi leur propre rapport aux espaces qu’ils occupent : certains ont négocié des occupations temporaires avec des bailleurs publics, quand d’autres ont acheté collectivement les espaces qu’ils occupent, ou les louent à des particuliers. À travers la rencontre de ces acteurs et au fil des épisodes, nous découvrons la multiplicité des situations existantes, du point de vue de leur gouvernance, de leurs statuts juridiques et des modèles économiques qu’ils ont construits. Par cette initiative nous tentons d’éclairer les différentes solutions de maitrise foncière qui s’offrent à eux pour leur permettent d’assurer la pérennité de leurs activités.
Jeux de Lois – imaginé par le Collectif ETC et dessiné par Lukas Hamilcaro, sept. 2022
Pillards aux poings liés
Dans quelques semaines, les occupants de l’usine des 8 Pillards vont savoir quel vendeur de béton associé à un promoteur va sceller leur destin. Ils découvrent les règles du jeu de l’oie immobilier.
Rappel : les 8 Pillards est un collectif de collectifs, rassemblant quatre-vingts artisans et artistes à qui l’EPF (Établissement public foncier) a confié l’occupation d’une usine désaffectée du côté de Bon Secours. Lorsque le lieu — aux fenêtres cassées et envahi par les pigeons — leur a été attribué, en -1 AC (Avant Covid), nous étions encore dans le monde d’avant : personne ne pensait sérieusement au Grand Remplacement qui allait balayer Marseille à partir de l’été suivant. Aucun signe ne laissait présager qu’une horde de milliers de jeunes gens en bonne santé financière allaient déferler en Ouigo, avec des pantalons à ourlets et le V de la victoire en étendard sur les chaussures. Bien malin, en effet, celui qui aurait pu deviner que Marseille allait devenir, en quelques mois, la capitale du turfu et que la Plaine passerait d’un parking qui pue la pisse à « The tenth coolest place in the World » (Time Out, 2022).
L’impact sur l’immobilier ne s’est pas fait attendre. Alors que la ville réalisait à peine qu’elle était en sucre et qu’elle pouvait s’écrouler à la moindre pluie, la demande a explosé l’offre de ce qui tenait encore debout. Les agents immobiliers venaient de passer trente ans à chercher des clients et soudainement, ils s’arrachaient les cheveux pour trouver des biens à vendre. La répercussion sur les loyers et le prix du mètre carré a été rapide et l’arrivée de nouveaux acteurs économiques dans des quartiers peu habitués n’a pas trainé. À Bon Secours, par exemple, « l’offre foncière commerciale est très insuffisante ». De nombreux acteurs économiques se sont mis, en vain, à la recherche de terrains, de bâtiments.
Dans le même temps, la mutation de Pillard fut également une surprise de taille pour les autorités : en trois ans, les quatre-vingts ont transformé l’usine éteinte en un lieu organisé, efficace et… très beau. Artisans du bois, du fer, artistes contemporains, urbanistes, imprimeurs, studio son… l’activité qui y règnent impressionne chaque jour. Surtout, une vibration supplémentaire plane dans l’air : ici, « on » décide. La construction de ce centre d’activités mixtes s’est donc faite sur mesure pour répondre aux besoins de chacun, dans un climat rassuré par la parole donnée : ils ne seraient pas inquiétés avant « un temps long ».
Un lundi matin, une femme que l’on croyait travailler pour la Région est venue à titre personnel. Elle semblait bien connaitre les lieux et son futur : un projet de studios Netflix. C’est lors de ce jour surréel que les occupants ont appris — par hasard — que l’usine allait être vendue rapidement. Surtout, est née l’impression bizarre que dans un autre monde, des gens informés se tenaient prêts depuis longtemps. Depuis cette matinée de printemps, le quotidien des Pillards est plongé dans une dimension abstraite illustrée par un lexique nouveau.
Il a donc fallu décoder la situation : concrètement, y a-t-il une possibilité que le travail important d’aménagement du lieu soit conservé ? Cette nouvelle fracassante signe-t-elle la fin de leur activité ?
Peu à peu, ils ont obtenu au compte-goutte les règles d’un jeu de l’oie dans lequel la communauté doit se lancer si elle veut tenter de rester sur place. C’est un jeu balisé où la plupart des cases sont obligatoires.
Première étape, il faut se porter candidat au rachat (en millions d’euros) et pour cela, créer une équipe. Un promoteur immobilier et un groupe mondial cimentier doivent être rassemblés par un architecte visionnaire dans un emballage humano-futuriste en anglais. Les joueurs stars se comptent sur les doigts de la main : Bouygues, évidemment, dont le nom de scène Linkcity vient de signer aux Crottes le quartier renommé les Fabriques, soit 350 000 m2 de béton de logements (l’équivalent de quatre Tours de la Défense). Eiffage et sa magnifique Smartseille, dont on retiendra la légende des 1 200 logements sortis de terre : « La ville de demain se rêve en Smartcity ». Nexity, auteur des 70 000 m2 de béton des Docks Libres à côté du quartier le plus pauvre d’Europe (Bellevue). La liste est longue et leurs auteurs vont parfois jusqu’à porter le nom de génies de la Renaissance italienne.
Vendre le plus de ciment possible pour les uns, obtenir une marge considérable entre l’achat et la vente d’un lot foncier pour les autres. C’est là où intervient le talent des prestidigitateurs de la com’: partout, les injonctions à participer à la construction de la ville écologique et humaine. Partout, la galipette des « tiers-lieux » temporaires qui permet un gardiennage gratuit le temps que les affaires reprennent. Pour emballer la toupie de béton, les efforts redoublent : dernièrement, la « Ville Sauvage », qui prétend se faire « demain », « avec et pour les habitants », a été célébrée avec indécence au milieu de quartiers dont les habitants n’ont pas été invités. Les vitres teintées y ont caché le gratin de l’urbanisme mondial dans une farandole de millions et de concepts new age (« Architects, we are the warriors of beauty ») conçus autour du grand ordonnateur de la Friche. Ce lieu et son histoire annoncent d’ailleurs le destin qui attend les quatre-vingts travailleurs de Pillard : devenir locataires d’un espace normalisé dans une réussite de béton et d’image. Pour le reste, si l’on pense au soutien financier qu’a reçu cet endroit au cours des décennies passées, c’est forcément la déception qui s’installe.
Il leur a bien fallu constater : la vitalité et la pertinence de ces grosses machines gérées par des administrateurs sont toujours handicapés par l’absence de nécessité qui anime les acteurs.
Malgré leur show et les millions, ceux qui vont tenter de reprendre le projet de Bon Secours ne sauront rien des métiers que proposent les membres de Pillard. Ces métiers feront-ils partie de leur projet ?
Les occupants se sont demandé : qui aller voir ? Face à ces mammouths du bâtiment rhabillés par des faux poètes, n’y a-t-il vraiment aucun représentant de l’économie sociale et solidaire pour soutenir leur réussite économique : préserver l’existant, construire autour des acteurs existants, sauver leur emploi ? Les regards se sont forcément portés vers l’équipe de la mairie dont les intentions de campagne semblaient proches, mais une position audible semble tarder à venir.
Le 18 novembre, les quatre-vingts travailleurs de Pillards ont appris qu’ils avaient deux mois pour constituer une équipe et proposer leur candidature. Dernière surprise délirante qui a sonné pour certains comme une élimination volontaire : « Votre projet devra aussi intégrer le terrain d’un hectare qui borde l’Usine. » Projetés soudainement maîtres d’œuvre et urbanistes, les Pillards vont connaître la liste des équipages qui vont partir à l’assaut de leur navire. Ils naviguent à vue, mais espèrent encore trouver des partenaires qui leur ressemblent pour tenter de continuer leur voyage ensemble.
Emmanuel Germond - article de presse paru dans le journal Ventilo (#474) - 14 septembre 2022
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Marseille aux habitants : l’usine des 8 Pillards sur le point d’être vidée de ses occupants
La vitalité de Marseille a un secret qui lui a permis de traverser les crises les plus dures comme le naufrage portuaire des années 70-90 : un maillage riche de collectifs y organisent souvent le « faire et décider ensemble » indépendamment des trames municipales, des impératifs commerciaux ou des dispositifs professionnels. Les manifestations les plus connues de ce phénomène sont les festivals de quartier que la population perpétue. Plus modestes, de nombreux lieux à l’initiative de quelques individus maintiennent une richesse et une indépendance des actions sociales ou encore de l’offre culturelle. Cet ADN populaire et démocratique se retrouve dans des secteurs d’activités moins spectaculaires mais tout aussi importants : jardins collectifs, CIQ et collectivités d’activité… artistes ou artisans qui représentent une part importante de l’activité économique de Marseille.
Alors que la ville entre dans le radar des tendances et devient synonyme d’un potentiel économique grandissant, ces identités collectives ont la vie dure. La taille de cet article n’est pas suffisante pour faire la liste des organismes et événements qui ont déjà disparu devant la hausse de l’immobilier ou les attaques d’acteurs structurés venus pour croquer un bout de la belle ville au rabais.
Les 8 Pillards font partie de ce miracle en danger.
Constitué il y a à peine trois ans, ce collectif d’artisans, d’artistes et d’urbanistes s’est installé dans une ancienne fabrique de brûleurs industriels du 14e arrondissement dont l’Établissement public foncier régional a cédé l’usage pour une durée indéterminée. Seule assurance donnée par l’acteur public : le quartier n’est pas une zone de projet à court terme.
À peine trente mois plus tard, le lieu abandonné a connu une transformation impressionnante. Entièrement nettoyé, électrifié, le bâtiment industriel a été parfois recouvert de fenêtres et de nombreux ateliers et bureaux y ont été créés. Les 8 Pillards ont bien sûr été la possibilité pour beaucoup de ces soixante-quinze résidents de pérenniser leur activité. Mais ce qui impressionne le plus est certainement la solidité de cette assemblée hétérogène au cœur de la cathédrale de verre et de béton qu’ils occupent.
Pour arriver là, il a fallu se rassembler de nombreuses fois pour choisir, s’organiser, planifier… en un mot, décider chaque jour ce qu’ils construisaient ensemble — y compris l’entité collective — et comment le faire, avec rien, malgré leurs énormes différences.
À peine trente mois plus tard, la réponse à cette réussite collective ne s’est pas fait attendre : de manière indirecte, les soixante-quinze Pillards ont appris que le lieu rénové, équipé et fonctionnel serait vendu incessamment par la collectivité publique.
Un appel à projet ouvert aux entités privées va être présenté et rien ne garantit que le souci de frugalité, de réemploi des matériaux et d’ouverture vers la population environnante qui a caractérisé la formidable construction de ce lieu hybride ne sera conservé dans le projet futur.
Les 8 Pillards réussissent là où de nombreuses initiatives échouent chaque jour : management de projet économique, gestion de budget, mixité sociale, cohérence écologique et énergétique. Sa fermeture brutale interroge forcément sur les intentions des collectivités publiques qui en seraient responsables.
Emmanuel Germond - article de presse paru dans le journal Ventilo (#465) - 25 mai 2022