Cher Matthieu,

Voici le petit texte que tu m'as demandé. Je le vois comme une contribution aux échanges que nous avons eu pendant toutes les années que nous avons partagées à l'école, un petit épisode supplémentaire dans cette discussion au long cours qui a eu ses périodes d'intensité et de relâchement, et dont le fil ne s'est jamais rompu. J'ai beaucoup apprécié cela et je pense que j'en garderai une certaine nostalgie quant tu auras raccroché ta casquette d'étudiant pour partir explorer d'autres territoires. Je donne donc à cette réponse à la commande que tu m'as faite une valeur assez personnelle, espérant aussi en profiter pour en faire l'expression modeste de ma gratitude et de ma sympathie. C'est sans doute en raison de cet état d'esprit que mon texte a pris naturellement la tournure d'une lettre, qui t'es personnellement adressé. Cependant, compte tenu de l'usage auquel elle est destinée, cette lettre comporte aussi une certaine dimension d'artifice et de fiction puisqu'au-delà de la dimension personnelle de nos échanges, elle est vouée à être s'inscrire dans un ensemble que tu as soigneusement construit à l'intention d'un lectorat. C'est un fragment dans ce texte composite, un petit élément du dossier qui contribue à étayer l'histoire. Cette image d'une pièce ajoutée au dossier m'a conduit à imaginer le récit de cette petite anecdote que tu m'as demandé de raconter comme une sorte de déposition, et de lui donner ce titre. Habituellement, on ne donne pas de titre à une lettre, et si celle-ci en comporte un, c'est que ce texte n'est probablement ni vraiment une lettre, ni vraiment une déposition, mais plus sûrement une forme hybride qui se propose d'apparier si c'est possible ces deux genres presque opposés. D'un côté, l'énoncé le plus précis et factuel possible d'un événement, de l'autre l'interprétation et la formulation libre et subjective des réflexions qu'elle inspire comme on peut le faire dans une lettre adressée à un ami, avec les digressions et les spéculations que l'on s'autorise. Je ne sais pas ce que cela peut donner, mais c'est au moins une manière de poursuivre les échanges récents que nous avons eu à propos de ces espaces et de ce monde qu'est l'école et de l'expérience que chacun de nous en a, et je saisis avec plaisir l'opportunité que tu m'offres de rentrer dans ton jeu.

C'était un vendredi, le 6 novembre 2015, dernier jour d'un workshop que j'avais mené pendant une semaine avec les étudiants de 2ème année. J'avais invité pour cette occasion Laetitia Paviani qui avait proposé de donner une suite à un projet de traduction expérimentale qu'elle avait amorcé deux ans auparavant dans une autre école d'art. Il s'agissait de traduire l'unique roman du poète américain Jack Spicer, The Babel Tower, publié aux États-Unis à titre posthume et dont aucune traduction en français n'a été officiellement faite et publiée à ce jour. De manière plus réaliste, l'objectif était de traduire les dix dernières pages du premier chapitre, étant entendu qu'il s'agissait de faire une traduction expérimentale, autrement dit d'engager les étudiants à tirer profit de l'expérience du passage d'une langue (étrangère, plus ou moins mal maîtrisée) à une autre (maternelle pour la plupart et supposément mieux maîtrisée) pour, chacun à sa manière, s'emparer de ce texte, s'inventer des histoires et expérimenter une écriture, tout en cherchant des manières possibles de croiser et mêler ces matériaux avec ceux des autres afin de faire advenir un objet, un texte collectif. Nous avions le point de départ – ce texte en anglais racontant le début d'une histoire assez étrange dont nous ne connaissions pas la suite - et abstraitement l'idée du résultat, que nous espérions satisfaisant, à la fois en tant qu'objet autonome et comme produit d'un processus de travail à inventer au fur et à mesure, impliquant tâtonnements, incertitudes et nécessité pour chacun de trouver sa place et sa manière d'avancer. Nous ne souhaitions pas envisager le travail comme une série d'exercices, mais plutôt donner des amorces, lancer des pistes à partir desquelles les étudiants devaient trouver leur propre cheminement. Entre un objectif relativement précis et ambitieux et des consignes assez ouvertes, notre méthode équilibriste n'avait pas manqué de déstabiliser les étudiants peu habitués à ce genre d'approche consistant à les accompagner plus qu'à les guider de manière directive. Pour tout dire, nous étions plutôt favorables à l'idée de les laisser se perdre un moment, patauger un peu, et avions envisagé la possibilité d'un moment de contestation et de révolte comme une étape productive dans le processus. Nos attentes à cet égard furent un peu déçues ; nous n'eûmes droit qu'à de faibles protestations, qui nous donnèrent cependant l'occasion d'expliciter davantage nos enjeux et nos intentions. À quelques exceptions près, les étudiants firent preuve d'une bonne volonté et d'une persévérance surprenantes et prirent goût, malgré la difficulté, à la logique de recherche à laquelle nous voulions les confronter. La semaine avait ainsi vu se succéder des moments d'inspiration et des moments d'incompréhensions, des périodes de flottements ponctuées de petites épiphanies, dessinant un parcours de travail collectif qui avait progressé d'une manière à la fois régulière et tortueuse pour s'achever sur cette dernière journée particulièrement intense consacrée à la finalisation du texte et de l'installation qui l'accompagnait. La dernière main fut mise vers six heure. Nous étions tous assez content du résultat et de la perspective d'une soirée festive qui nous attendait après cette semaine riche en errances, tensions et émotions. Profitant de quelques places disponibles dans la voiture d'un étudiant, nous nous rendîmes d'abord à la Fondation Vasarely pour un vernissage où toute l'école semblait s'être donné rendez-vous et où nous passâmes un long moment à échanger avec les uns et les autres sur nos expériences des différents workshops. Luc, mon compagnon, nous rejoignit vers vingt heures, et, après avoir joyeusement discuté avec Marine et Julien, l'intervenant qu'elle avait invité pour un workshop de dessin, nous décidâmes, Luc, Laëtitia et moi, de retourner à l'école où se tenait une fête que les étudiants de deuxième année avaient organisée afin de marquer, comme le veut la tradition, l'intronisation de leurs cadets de première année dans ce microcosme si particulier que constitue l'école d'art. Outre le fait que cette occasion festive répondait parfaitement à nos aspirations du moment, nous étions aussi curieuses de découvrir les costumes, maquillages et décors de cette soirée « Galaxy Club » dont nous avions suivi de loin l'élaboration, la confection des accessoires et l'organisation de la fête ayant été, en marge du workshop, les grands sujets de préoccupation des étudiants tout au long de la semaine.
À notre arrivée à l'école, constatant que le portail d'entrée était ouvert, nous décidâmes après une brève hésitation de garer notre véhicule dans la cours du bâtiment. Avant de nous diriger vers la fête, nous songeâmes qu'il serait judicieux de récupérer la valise que Laëtitia avait laissée dans l'atelier des étudiants de 2ème année pour la mettre en sécurité dans le coffre de la voiture. Dans cette école pleine de vie et d'étudiants costumés, je constatai alors avec étonnement que toutes les portes de l'atelier étaient fermées. Un groupe d'étudiants qui passait par là m'expliqua que, en effet, toutes les portes avaient été fermées par David, le gardien et responsable technique de l'école, à huit heure, comme tous les jours. Bien que décontenancée dans un premier temps de me voir barrée l'entrée à ces espaces que j'ai naturellement l'habitude de me représenter comme toujours ouverts et accessibles, cela me paru, à la réflexion, plutôt logique. Je me sentis alors un instant un peu confuse, percevant cette découverte comme révélatrice de ma propension à ne pas prêter attention à certains aspects de mon environnement. Il m'arrive parfois de rester relativement tard à l'école, mais le fait qu'à une certaine heure les portes sont fermées et les ateliers évacués est une idée que j'ai du mal à faire concorder avec mon expérience et ma représentation de ces lieux. Je ne connaissais pas le numéro de téléphone de David mais j'eus vite fait de trouver quelqu'un pour me le donner et après que je lui eus expliqué d'une voix embarrassée mon histoire de valise laissée dans l'atelier après huit heure, il ne tarda pas à arriver pour m'ouvrir la porte, non sans me faire remarquer qu'il eut été préférable que je connaisse et respecte les règles et horaires de l'école, ce qui m'aurait évité d'avoir à le déranger inutilement.
Après cette minuscule aventure, je rejoignis mes amis dans le studio où avaient été installés le bar et la piste de danse, et nous passâmes là un bon moment à discuter, boire et manger. J'apprécie vraiment ces moments de fêtes qui font partie de la vie de l'école, qui en sont même, je pense, une facette essentielle, précisément parce qu'officieuse, non inscrite dans le livret de l'étudiant. Souvent nocturnes, ces occasions révèlent ces lieux quotidiens sous un angle légèrement différent et dévoilent aussi d'autres aspects de la vie et de la personnalité des gens que nous y fréquentons pendant les horaires officiels de cours et de travail. Les rôles et les places sont un peu mis à distance pour laisser place à des individus qui boivent, dansent et poursuivent leurs conversations de la journée ou en profitent au contraire pour parler de tout autre chose. Les frottements entre la vie et le travail, dans une école d'art, sont troublants. L'école est un lieu de travail, d'apprentissage, de savoir ; c'est un lieu de vie aussi, comme tous les lieux de travail, mais d'une manière plus essentielle, et plus intense qu'ailleurs. C'est une institution avec règles, rôles et rapports hiérarchiques, mais ce qu'on y fait et ce qu'on y enseigne implique des relations et des échanges où chacun engage beaucoup plus de lui même que ce qui peut être contenu dans les limites d'une tâche professionnelle. Cela exige un art singulier, et jamais acquis, de trouver la manière juste d'assumer son rôle, d'enseignant ou d'étudiant, de porter le costume avec naturel et élégance, en le laissant parfois légèrement glisser. Les fêtes ont une fonction importante dans cette pratique, lié au fait qu'elle n'ont, en premier lieu, absolument aucun caractère obligatoire. Il semble que tout le monde dans l'école a conscience de cela, les étudiants, les enseignants, les membres de l'administration et le directeur, tous ont conscience de l'importance de ces temps et de cette vie-là. C'est pourquoi il y en a assez régulièrement, de divers types : des soirées ouvertes au public à l'occasion de manifestations qui se tiennent à l'école, et des fêtes plus intimes, réservées à cette étrange petite communauté, pots de départs, fête de diplômes. Il n'y avait pas beaucoup d'enseignants à cette fête en l'honneur des étudiants de première année. Outre moi et mes amis, Robert devisait dans un coin avec quelques étudiants et Guillaume avait accepté d'assurer la mission de superviseur officiel. Plus que dans d'autres occasions, d'autres fêtes, j'avais le sentiment de m'être invitée dans le monde secret des étudiants, et il était plaisant de les regarder danser. J'ai eu vent de certaines fêtes à l'école qui se sont prolongées tard dans la nuit, parfois jusqu'au petit matin, il n'y a pas si longtemps. Mais les temps changent. Cette fois David avait donné la permission de minuit. Extinction des lumières et de la musique à onze heure trente. Nous décidâmes cependant d'abandonner cette belle bande de cendrillons avant l'heure fatidique, et vers dix heures trente nous nous dirigeâmes vers l'entrée de l'école. En arrivant dans la cours, nous découvrîmes que le portail qui était ouvert à notre arrivée avait entre temps été fermé et qu'il allait être plus compliqué que prévu de sortir la voiture de l'école. J'allais devoir à nouveau appeler David et cette perspective me mettait quelque peu mal à l'aise, redécouvrant ce sentiment enfantin d'avoir dérogé à la règle et commis une faute qui allait fatalement m'être reprochée. La deuxième de la soirée. Mais il fallait bien sortir de là. J'appelai donc David et lui expliquai la situation d'une voix encore plus humble et embarrassée que lors de mon premier appel. Sa réponse expéditive ne manqua pas de me surprendre. « Demande à Matthieu de t'ouvrir le portail » me dit-il simplement. Je savais en effet, grâce aux échanges que j'avais eus avec Matthieu à l'occasion de la rédaction de son mémoire, que l'ouverture du portail faisait partie des techniques qu'il avait mises en œuvre à certaines périodes de ses cinq années d'études pour accéder aux espaces de l'école et y circuler en dehors des horaires d'ouverture officiels, en toute clandestinité. Ce qui m'étonnais était donc surtout le fait que David soit informé de ces talents de Matthieu, et que de surcroit il m'engage à y faire appel. Avec un mélange de méfiance et de perplexité, et je me demandais comment interpréter cette étrange suggestion de David. Y-avait-il une stratégie, un piège ? Et comment devais-je réagir ? Je profitai de mon étonnement, réel, pour jouer l'étonnement.

- Demander à Matthieu d'ouvrir la portail, ah bon ? Mais quel Matthieu ? - Le Matthieu de cinquième année.
- Matthieu B. ?
- Oui, Matthieu qui est en cinquième année, il est dans le coin.
- Il a la clé du portail ?
- Non non, mais il sait très bien y faire.
- Ah bon ? Mais...
- Oui, il a de l'expérience, tu peux compter sur lui, demande lui. - Bon.

Après cette brève conversation, toujours un peu perplexe, j'allai donc chercher l'aide de Matthieu, sans manquer de lui faire part de l'étrangeté de cette situation qui m'amenait à lui faire cette demande sur les recommandations de David. Matthieu m'accompagna aussitôt jusqu'au portail et disparu quelques instants avant de réapparaître muni d'une petite barre de métal solide et épaisse. Il me serait assez difficile de décrire en termes techniques l'opération qu'il effectua en utilisant cet outil comme un levier grâce auquel il libéra la barre verticale qui maintenait la grille fermé. Un geste rapide, précis et efficace, accompagné d'un claquement net. Avant de grimper dans la voiture et après j'eu remercié Matthieu, nous nous interrogeâmes encore quelques instant sur la manière d'interpréter le sens de cette idée qu'avait eu David de faire appel aux compétences clandestine de Matthieu, comme un policier aurait suggéré à personne distraite ayant enfermé ses clés dans sa maison de faire appel aux services reconnus du meilleur cambrioleur du quartier. Mais peut- être était-ce aussi bien une délicate attention de la part de David, qui avait vu dans la situation une belle occasion de me permettre de constater la réalité des talents de Matthieu, et d'avoir ainsi un aperçu d'une facette de sa vie dont nous avions certes beaucoup discuté, mais que je n'avais pu jusqu'alors apprécier que d'une manière essentiellement abstraite et théorique.

Voilà, cher Matthieu, l'histoire, et puisque tu la connaissais déjà, je me suis permise, comme tu as pu le remarquer, d'y ajouter quelques détails et digressions en espérant qu'ils pouvaient t'intéresser.

À très bientôt et encore merci pour le joli coup de pied-de-biche.

Camille Videcoq, curatrice, directrice de Rond-Point Projects à Marseille, plateforme de production et de diffusion de projets artistiques et curatoriaux, enseignante à l'ESSAIX






Matthieu, Bertea, matthieu bertea,pour un cambriolage amoureux 2016






Matthieu, Bertea, matthieu bertea,pour un cambriolage amoureux 2016

Terrain de pétanque | 2016 - DNSEP, École Supérieure d'Art d'Aix-en-Provence



Un morceau d’ici à coté d’un bout de là. Une certaine quantité d’ailleurs, mélangée à une poignée de quelque part. Un autre sol en quelques sortes, sacs et seaux. Une somme de trajets, de discrètes pelletées et des parties récupérées en amont pour être rejouées en aval. Dans un premier temps dans l’atelier, disposé le long d’un mur et qui pouvait alors évoquer une étrange plage gris-noire au sable grossier - c’est le début du chantier. Une bordure est placée et le terrain prend forme, les premiers amis passent et commencent par marcher dessus. Les avis et questions tombent, suivies de près par les premières boules de résine, plâtre, béton. Il faut se faire la main, trouver le poids adéquat et déjà ça tonne à l’étage. Une vitre éclate mais c’est le jeu. Ils repassent quotidiennement, jouent, tirent et par la même occasion concassent progressivement les gros morceaux. Ils deviennent acteurs, joueurs et ouvriers. Une façon de convoquer des énergies autour d’un lieu et provoquer ainsi la construction collective d’un espace social et hétérotopique. Un terrain de jeu, de pétanque plus précisément, improvisé à l’interieur du batîment. Le terrain fut ensuite agrandi aux dimensions d’une salle et présenté lors du DNSEP.

Espace social et sculpture participative aux dimensions variables, mortier brut et teinté, granit, ardoise, sable, cendres, goudron, gravier, terre




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Le tableau des clés | 2016 - DNSEP, École Supérieure d'Art d'Aix-en-Provence



Crochetage de serrure et prise de vue de l'intérieur de la salle. Tableau des doubles des clés de l'école. Liberté.






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Une collecte | 2016 - Arina Essipowitsch






Matthieu, Bertea, matthieu bertea,pour un cambriolage amoureux 2016

Jaune : Espaces où je travaille
Bleu : Espaces où je dors

École supérieure d'Art d'Aix-en-Provence





Matthieu, Bertea, matthieu bertea, pour un cambriolage amoureux 2016

C'était pas moi. | 2015 - Sculpture éphémère pour le gardien de l'école, École Supérieure d'Art d'Aix-en-Provence





Matthieu, Bertea, matthieu bertea, pour un cambriolage amoureux 2016

On fait la paix ? | 2016 - Sculpture éphémère pour le gardien de l'école, École Supérieure d'Art d'Aix-en-Provence